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LE COMTE HENRY RUSSELL ET JULES VERNE |
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AVANT-PROPOS |
Bien avant l’aventure du Vignemale… et les premiers « Souvenirs d’un Montagnard » édités en 1878, le jeune comte Henry Russell-Killough publia le remarquable ouvrage « 16000 lieues à travers l’Asie et l’Océanie »- 1864- Hachette. Ce magnifique récit fut remarqué et utilisé par Jules Verne pour illustrer en 1876 son nouveau roman : Michel Strogoff , citant le « voyageur Henry Russell- Killough » en s’appuyant sur les descriptions de la ville de Tomsk en Sibérie. C’est une relation « à distance » par procuration qui va trouver son origine et s’établir lors d’un épisode insolite, improbable qui se situera en juillet 1867 sur le massif du Mont-Blanc. L’objet de la présente étude , suivi de l’article du professeur Françoise Besson , consistera à mettre en lumière l’étrange circonstance qui va réunir Jules Verne et Henry Russell par le truchement du célèbre photographe Jean Andrieu le samedi 20 juillet 1867 sur le Glacier des Bossons , près de la cabane des Grands-Mulets, au pied du Mont-Blanc… Celui-ci va prendre une série de clichés , sur lesquels seront immortalisés la « caravane » du comte Russell et bien d’autres panoramas à proximité du Mont-Blanc- (Série SUISSE et SAVOIE). Le photographe Jean Andrieu , né à Montaigu de Quercy (82) le 19 juillet 1816 , à 89 kms à vol d’oiseau de Toulouse et à 160 de Pau…monte à Paris pour débuter une carrière de photographe stéréoscopique (double prise de vues - image en relief) ,celle-ci va véritablement décoller en 1862 à l’occasion de son « Voyage aux Pyrénées », il est alors âgé de 46 ans . Ce sont dix années exceptionnelles qui vont commencer pour lui , l’entraînant dans un vertigineux voyage allant de la France à l’ Espagne , puis ce seront l’Egypte et la Palestine.. C’est à l’été 1867, de retour d’Espagne qu’il va séjourner en Suisse et en Savoie réalisant par centaines des clichés stéréoscopiques. Pour fêter son anniversaire le vendredi 19 juillet 1867 , il réserve guide et porteur pour se transporter depuis Chamonix (1000m d’alt.) à la Cabane des Grands- Mulets (3000m d’alt.)le lendemain, le samedi 20 juillet . Le comte Henry Russell le jour même(19), tente sans succés l’ascension du Mont-Blanc , faisant retour à la cabane des Grands-Mulets pour une seconde tentative le 20 juillet , tentative couronnée de succès. C’est lors de la redescente et de son passage obligé à la cabane qu’il va « enfin » croiser le destin, en la personne de Jean Andrieu. . J.A. : sa « signature » pour Jean Andrieu , immortalise cette pittoresque « caravane » .. Celle du comte (4 personnes) et celle de l’américain m.Lee (4 personnes aussi) avec sans doute le porteur de J.A.. total : 9 personnages, tous reliés par une corde . Jean ANDRIEU cédera quatre ans plus tard, fin 1871 , douze clichés à Jules VERNE pour faire illustrer un récit de son frère Paul Verne (écrivain et alpiniste amateur), par le graveur Edmond YON qui « reproduira » notamment « LA » photo de la Caravane..Cette séance de pose improvisée, comptera au moins deux photographies quasi identiques, c’est cependant celle qui ne fut pas utilisée directement par YON qui nous permet enfin de « reconnaître » le Comte Russell, alors âgé de 33ans, déjà dans la légende, magnifique, souverain . Cinq années me furent nécessaires pour retrouver ce cliché ….mais 144 ans après, ce fut un moment très intense de le découvrir… Moment magique que j’ai l’honneur de vous faire partager… |
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ARTICLE DE F.BESSON
[1]Une première version de cet
article, écrit avant que la photo de la cordée du Glacier des Bossons ne soit
dévoilée par Madame Dollin du Fresnel, a été publiée grâce à Jean-Pierre
Mouchon, que je remercie, sous le titre « Jean Andrieu et Henry Russell sur le glacier des
Bossons : l’image mystérieuse d’une cordée en noir et blanc », dans Les Cahiers de Terra Beata », 2008,
42-55. Cette version était illustrée d’autres photographies de Jean Andrieu
aimablement fournies par Roderic Martin, que je remercie pour cela aussi. Le texte a également été publié sous cette
ancienne forme et sans illustration, grâce à Eric Amouraben et Roderic Martin,
à qui j’exprime toute ma gratitude, sur
le site www.imag-in-pyrenees.com. L’article proposé ici a été modifié et
augmenté grâce à la découverte récente
(juillet 2011) par Roderic Martin d’une nouvelle photographie ; celle-ci
permet de faire le lien de manière plus précise avec le Comte Russell,
reconnaissable sur ce nouveau cliché. La partie centrale de l’article,
consacrée aux ponts pyrénéens est là pour montrer la connaissance qu’avait
Andrieu des Pyrénées mais aussi le côté symbolique de son art, reliant toujours
des hommes et des lieux.
[3] « Philéas Fogg était-il le seigneur du Vignemale ?”, La
Plume d’oie, n° 40, 4ème trimestre 1994, 43-53. Cet article évoquait
Russell comme possible modèle du personnage de Philéas Fogg et ne parlait pas
de son influence sur l’œuvre de Jules Verne en général. A
ce sujet, Jacques Labarère mentionne un
article d’ Henry Ferbos ; il cite un « bref
article biographique
[qui] évoque l’influence d’Henry Russell sur
l’œuvre de Jules Verne », « dans
La Montagne et Alpinisme, N° 138,
1984, 80e année, pp.
528-529 », Henry Russell-Killough
(1834-1909) Explorateur des Pyrénées, Serres-Castet : Editions du
Gave, 2003, II, 120. [4]« Henry Russell
inspirateur de Jules Verne », Pyrénées-
Bulletin pyrénéen n° 210, 2-2002, pp.
117-137. [5] Publié aux éditions du « Patou » en 2006. Un autre ouvrage de Roderic Martin, Le Secret du Brave Lourmel, 20 000 lieues sur les mers, a été publié en 2008 (Roderic Martin. Le Secret du Brave Lourmel, 20 000 lieues sur les mers, éditions L’Albatros, à compte d’auteur, 2008). [6]
Rudy Wiebe, A Discovery of Strangers,
(1994), Toronto : Vintage Books, 1995. [7] Henri Russell, Souvenirs d’un montagnard, Pau :
Vignancour, 1878, p. 406 (1888, p. 496). [8] Piero Gondolo Della Riva, grand
spécialiste de Jules Verne, montre que deux voyageurs ont sans doute inspiré
Jules Verne pour son personnage de Philéas Fogg : George Francis Train,
excentrique américain qui, en 1870, disait avoir fait le tour du monde en 80
jours, et Perry Fogg, américain lui aussi, qui visita le Japon, la Chine,
l’Inde, l’Egypte, l’Europe, avant de
retourner aux Etats-Unis entre 1869 et 1870. Ce dernier publia d’ailleurs un
récit de son voyage, Round the World.
Piero Gondolo della Riva voit donc « deux sources possibles » dans
ces deux aventuriers ( « Un « Tour du monde » qui a conquis la
planète », in Géo hors-série
Jules Verne, 2003, 84). S’il est probable que ces deux voyageurs ont
inspiré Verne, lui suggérant même le nom de son personnage pour l’un d’eux, il
est aussi certain, que c’est bien « le voyageur Henri
Russell-Killough » (qui avait fait son tour du monde plus de dix ans avant
les deux autres) que cite Verne dans un
de ses romans et que ce voyageur-là venait des Iles britanniques et non des Etats-Unis. Ce n’était sans doute pas
pour déplaire à Jules Verne que son personnage soit inspiré par ces trois
mousquetaires du voyage, Russell, à moitié gascon, étant peut-être son
D’Artagnan. (Voir « Russell inspirateur de Jules Verne », Pyrénées n° 210, 2-2002, 117-137). Et
Charles Martinez Cobo rappelle que Jules Verne avait situé une de ses
nouvelles, « San Carlos » , dans les Pyrénées (voir Pyrénées n° 224-4-2005). Les Pyrénées relient cette étonnante
cordée. [9] Paul Verne, Quarantième ascension française au
Mont-Blanc, in Jean Macé, P.-J. Stahl et Jules Verne (ed.). Magasin d’éducation et de récréation,
Journal de toute la Famille, Paris : Bibliothèque d’éducation et de
récréation, 1871. [10] Comme le prouve son acte de
naissance, obtenu par Roderic Martin du Conseil Général du Tarn-et-Garonne, et
qui prouve sa filiation. L’acte indique qu’il est né
le 19 juillet 1816 de Jean et Dufour Antoinette – Montaigu de Quercy . [11] Alisa Luxenberg est
spécialiste de ce photographe sur lequel elle donne des conférences et elle a
écrit notamment « Creating Désastres :
Andrieu’s Photographs of Urban Ruins in the Paris of 1871 », The Art Bulletin, vol. 80, n° 1, Mars
1998, College Art Association (http://links.jstor.org). [12] J.P. Breuille, M. Guillemot, P. Chiesa. Dictionnaire
mondial de la photographie des origines à nos jours, Paris : Larousse,
1994. [13] Russell a 33 ans en 1867,
lorsqu’il rencontre Andrieu sur le Glacier des Bossons. [14] Il les signait aussi parfois Andrieu. [15] Miguel Hervas Leon a écrit un article sur les photographies stéréoscopiques d’Andrieu donnant une peinture intéressante de l’Espagne de la reine Isabel en 1867, l’année précisément où il rencontre le Comte Russell sur le Glacier des Bossons : Miguel Hervas Leon, « La serie de vistas estereoscôpicas de espana de J. Andrieu y un paseo por el Madrid de 1867 », Archivo español de arte, 2005, vol. 78, n° 312, 381-396. [16] Il semble qu’il
s’attribuait ce titre mais il ne reste pas de trace officielle de cela au
Ministère de la Marine.
[19] Voir Jean-Yves Puyo
Jean-Pierre Forgerit, Virginia Espia, Hélène Saule-Sorbé, Pyrénées voyages photographiques, Pau : Editions du Pin à
crochets, 1998, 188.
[21] Les 3000 négatifs des archives d'Andrieu ont été rachetés par Adolphe Block en 1874 (voir Wettmann Von Hartmut, "Stereographen des Rheinlandes(http//members.aol.com/stereofoto/photogr.htr). Ces négatifs stéréoscopiques étaient enregistrés et déposés au fur et à mesure à la B.N.F, au départ sous l’appellation « Jean Andrieu » puis dans le « fonds Block » puisque Block a racheté le fonds d'Andrieu. Il y a encore de nombreuses photographies, témoignages des nombreux voyages d’Andrieu, à la B.N.F. Toutes ces photographies sont enregistrées sous l'appellation "fonds Block". La série « Suisse-Savoie », dans laquelle se trouve sans doute la photographie prise en 1867 de Russell et de ses compagnons sur le glacier des Bossons, est référencée à la B.N..F. Un exemplaire existe dans la collection de la famille Russell (publié dans l’ouvrage de Monique Dollin du Fresnel). Il y a aussi en Allemagne et en Suisse de nombreux fonds de photographies de montagne à explorer. La photographie « Caravane descendant le Mont-Blanc » (ill. c), proposée par le site http://www.stereoviewheaven.com, fait sans doute partie de la série de photographies prises par Andrieu ce jour de 1867 où le Comte Russell avait fait l’ascension du Mont-Blanc. Les points communs que l’on peut voir avec la photographie publiée par Madame Dollin du Fresnel dans son ouvrage laissent peu de doute sur la question (voir ill. b et c) : même nombre de personnages, même pose pour la plupart d’entre eux, même disposition des personnages, même place pour l’homme qui porte la grande hotte de bois, même costume du personnage au premier plan.
[23] Pau, Musée des Beaux-Arts. Visible sur le site des collections http://www.culture.gouv.fr [23] Henry Russell ne porte pas le bouc sur toutes les photographies mais il l’a sur la plupart, en particulier celles du grand photographe Maurice Meys (1853-1937), contemporain de Russell et d’Andrieu et auteur de la célèbre photographie de Russell allongé dans son sac en peau d’agneau. Roderic Martin a fait une excellente étude sur Maurice Meys, intitulée De la chambre noire à la lumière des neiges éternelles. Un destin : Maurice, Henry Meys, (CD et http://www.imag-in-pyrenees.com/index.htm, consulté le 18 juillet 2011). Sur la photo des Bossons où le personnage au premier plan regarde de façon rêveuse dans le lointain au lieu de regarder l’objectif du photographe, comme il était de coutume pour les photos « posées », il est dans la posture qui rappelle Russell (qui porte le bouc) regardant au loin d’un air rêveur sur une photo de Maurice Meys où le Comte se trouve près de Gavarnie (photo publiée sur le site des Amis du Livre pyrénéen, collection Michel Meys (http://www.amis-du-livre-pyreneen.fr, consulté le 18 juillet 2011).
[24] Henry Russell ne porte pas
le bouc sur toutes les photographies mais il l’a sur la plupart, en particulier
celles du grand photographe Maurice Meys (1853-1937), contemporain de Russell
et d’Andrieu et auteur de la célèbre photographie de Russell allongé dans son
sac en peau d’agneau. Roderic Martin a fait une excellente étude sur Maurice
Meys, intitulée De la chambre noire à la
lumière des neiges éternelles. Un destin : Maurice, Henry Meys, (CD et
http://www.imag-in-pyrenees.com/index.htm,
consulté le 18 juillet 2011). Sur la photo des Bossons où le personnage au
premier plan regarde de façon rêveuse dans le lointain au lieu de regarder
l’objectif du photographe, comme il était de coutume pour les photos
« posées », il est dans la posture qui rappelle Russell (qui porte le
bouc) regardant au loin d’un air rêveur sur une photo de Maurice Meys où le
Comte se trouve près de Gavarnie (photo publiée sur le site des Amis du Livre
pyrénéen, collection Michel Meys (http://www.amis-du-livre-pyreneen.fr,
consulté le 18 juillet 2011). |
Une cordée mystérieuse au cœur d’une rencontre :
" En repassant aux Grands-Mulets, nous eûmes la bonne fortune d’y trouver
le célèbre photographe Andrieux, qui fit poser notre caravane sur le
glacier : et cette photographie a été reproduite par Jules Verne, dans un
ds derniers romans "Jean Andrieu bâtisseur de ponts et Henry Russell montagnard sur les chemins [1] Comte Henry Russell, Souvenirs d’un montagnard, 1888. Ill. a - « Cabane des Grands-Mulets. ll.
b - La photographie correspondante. « Cabane des Grands-Mulets. Caravane
descendant », photographie de Jean Andrieu. Ill. c - Photographie stéréoscopique sans
nom de photographe. “Caravane Descendant le Mont Blanc”, légende écrite à la
main au dos de cette photographie stéréoscopique trouvée par Roderic Martin sur
le site http://www.stereoviewheaven.com/, et dont la reproduction nous
a gentiment été envoyée par Monsieur Jan Lagendijk. Même s’il n’y pas de nom de
photographe, il est vraisemblable qu’il s’agit d’une photographie de Jean
Andrieu faisant partie de la série prise en 1867 et mentionnée par Henry
Russell. Si l’on compare cette photographie à celle que Madame Dollin du Fresnel a publiée dans son ouvrage et à la gravure qui avait été reproduite dans l’ouvrage de Paul Verne, on peut remarquer que les personnages semblent être les mêmes. Mais le personnage grand et mince qui figure au premier plan, vêtu de clair, avec son attitude altière et élégante, son long cou, son petit bouc et ses hautes jambières, semble pouvoir être identifié comme étant le Comte Henry Russell. Il y
a quelques années, pour La Plume d’oie,
revue des Ancien(ne)s Elèves du Lycée Saint-Sernin, j’avais réfléchi à la
possible influence du Comte Russell sur Jules Verne et le personnage de Philéas
Fogg[3].
Quelques années plus tard, cette influence me semblant évidente, encouragée par
Joseph Ribas qui, lui, avait su voir les pas de Defoe dans les Pyrénées, je
poussais plus avant les investigations dans le texte de Verne et celui de
Russell[4].
Tout ceci était parti d’une petite phrase du comte Russell racontant une
ascension alpine et non pyrénéenne. Dans cette phrase, il mentionnait la
rencontre du « célèbre photographe Andrieux ». Mais la photographie
restait introuvable. A la suite de l’article paru dans le n° 210 de Pyrénées, Joseph Ribas et Louis Lanne avaient fait
appel à « la connaissance et [à] la perspicacité [des] lecteurs pour
dénicher » la photographie dont parlait Russell dans le récit de son
ascension du Mont-Blanc de juillet 1867. L’article et l’appel arrivèrent sous
le regard de deux passionnés du comte Russell, Roderic Martin et Eric
Amouraben, auteurs d’un excellent ouvrage sur Russell, Le Comte Henry
RUSSELL-KILLOUGH, 1834-1909. Aux origines d’un mythe. Genèse d’une légende[5]. Cette photo apparaîtra enfin dans
l’ouvrage de Monique Dollin du Fresnel, arrière-petite-nièce de Russell, Henry
Russell (1834-1909), Une Vie pour les Pyrénées, ouvrage publié à l’occasion du centième anniversaire de la mort de son célèbre arrière-grand-oncle,
inventeur du pyrénéisme. Roderic Martin, inlassablement, a constitué
une cordée, initiée par Joseph Ribas et Louis Lanne, cordée constituée de passionnés de Russell, de Jules Verne, de la
montagne, de la photographie, ou de tout à la fois, pour tenter de comprendre
cette rencontre de hasard sur un glacier, à la source d’une image et d’une
inspiration. Roderic Martin aurait pu, aurait dû écrire cet article ; il a
choisi de rester le guide, celui qui, des sommets, ne tire pas la gloire mais le plaisir de l’ascension, et
celui qui reste toujours le premier découvreur. Avec lui, derrière lui et tous ceux qui se sont lancés dans cette
recherche, nous vous conduisons sur les traces d’Andrieu, le photographe qui a
révélé en Russell l’inspirateur de Jules Verne. Un chef indien
dans un roman canadien écrit : « les histoires sont comme des cordes,
elles vous mènent dans des lieux impénétrables »[6].
Etrangement, les histoires de Jules Verne se lisent comme une corde qui, par
l’histoire vraie d’une cordée familiale (Jules et Paul Verne), nous mène vers
le lieu incompréhensible d’une photographie réelle et invisible, le lieu
imaginé et réel, un lieu de papier révélateur d’une chambre obscure où se
révèle progressivement l’image d’une rencontre.
« En repassant aux Grands-Mulets, nous eûmes la bonne
fortune d’y trouver le célèbre photographe Andrieux, qui fit poser notre
caravane sur le glacier : et cette photographie a été reproduite par Jules
Verne, dans un de ses derniers romans », écrit Russell dans ses Souvenirs d’un montagnard[7]. C’est cette photographie, simplement
annoncée et pourtant si énigmatique, qui va rapprocher des artistes au cœur
d’un glacier alpin et que le livre fondamental du pyrénéisme va révéler. Si
Russell est sans doute l’un des aventuriers ayant inspiré Jules Verne[8]
pour son Tour du monde en quatre-vingts
jours, il est celui qui l’a inspiré de la manière la plus discrète dans une
sorte de jeu de piste qui s’instaura entre les deux hommes qui s’admiraient et
avaient vraisemblablement envie que leurs destins se croisent, ce qui fut fait
grâce au photographe Jean Andrieu. Et si la relation entre Jules Verne et Henri
Russell a pu être établie de façon certaine, c’est grâce à une phrase de Verne dans
un de ses romans (Michel Strogoff) et
à une phrase de Russell dans ses Souvenirs,
l’un se référant à un texte de voyage et l’autre à une image. Deux petites
phrases pour suggérer une rencontre et un mystère. Ce jeu de piste apparaît
comme une invisible cordée qui va relier le destin de plusieurs artistes. Russell, premier
de cordée Russell, dans des comptes rendus de courses alpines ajoutés
à ses Souvenirs d’un montagnard
essentiellement pyrénéens, cite donc une photographie prise sur le glacier des
Bossons « par le photographe Andrieux » reproduite, dit-il, dans un
roman de Jules Verne. Jules Verne, lui,
cite « le voyageur Henri Russell-Killough » et la
description qu’il fait de la ville russe de Tomsk dans Michel Strogoff. Chacun d’eux guide le lecteur vers des pistes où
les deux hommes sont censés se rencontrer. Mais ces vraies pistes apparaissent
d’abord comme de fausses pistes. Le photographe s’appelle bien Andrieu, mais sans X :
une lettre ajoutée, lettre image d’un carrefour stylisé qui nous conduit vers
d’autres croisements. La photographie apparaît bien dans une œuvre de Verne,
mais ce n’est pas un roman ; c’est un compte rendu de course et ce n’est
pas de Jules, mais de son frère Paul, Quarantième
ascension française au Mont-Blanc[9].
Et ce n’est pas une photographie qui
est reproduite mais une gravure de Yon qui reproduit la photographie. Il semble
que Russell cherche à nous perdre dans des sentiers où l’on se cherchera en
recherchant cette image d’un Philéas Fogg réel et montagnard, qui poursuit son
tour du monde en jouant avec nous, comme le vrai — c’est-à-dire le faux —
jouait avec le temps. Ce X ajouté par
erreur apparaît comme un point d’interrogation suggéré par la lettre, comme une
photo née sous X (sinon que là, c’est la photographie qui manque et non celui
qui l’a faite) qui se dissimule dans les méandres de tout un univers
photographique qui va de la Marine Française à la Commune de Paris, et des
Pyrénées aux Alpes. Cette photo apparemment factuelle d’une cordée sur la glace
devient l’objet impossible à trouver, une sorte de Graal poétique. Andrieu, le photographe énigmatique Mais qui était ce photographe que Russell mentionne comme
une « star » de son temps, « le célèbre photographe
Andrieux » ? Jean Andrieu, qui signait souvent ses photographies JA[14],
comme un signe à découvrir, encore, était spécialisé dans les vues
stéréoscopiques et il photographia les paysages de toutes les régions qu’il
traversait : Suisse et Savoie, Espagne[15],
Algérie, Italie, Hollande, Gibraltar, Palestine, Syrie, Egypte et Pyrénées,
puisque, entre 1862 et 1863, il déposa un Voyage
aux Pyrénées. Andrieu, comme Russell, aimait la montagne et comme
Russell, il connaissait la mer. Tandis que Russell commença sa carrière de
grand voyageur en passant plusieurs mois en mer pour atteindre l’Amérique du
Sud, Andrieu, lui, se dit photographe
du Ministère de la Marine en 1865[16]. Andrieu est un reporter sur la vie de son
temps, les réalisations de son temps et dans la plupart de ses photographies,
il met en valeur les créations ou destructions humaines. Photographe de la
marine, il montre les navires et les marins au travail sur le pont. Il
photographie tous les ports de France — Le Havre, Caen, Cherbourg, Brest, La Rochelle, Rochefort, Arcachon,
Biarritz, Saint-Jean-de- Luz — puis la
Côte d’Azur. Photographe des villes, il insiste sur ces créations de
pierre que sont les cathédrales, comme cette vue de la Basilique Saint-André à
Bordeaux, où tout l’espace est habité par la pierre construite. Mais il montre
aussi les destructions de la guerre franco-prussienne de 1870 et de la Commune
de Paris. Ses paysages de ruines montrent les ravages faits par cette double
guerre meurtrière. Le photographe des ponts pyrénéens réels et
symboliques De son voyage aux Pyrénées, Andrieu rapportera 2257
photographies, ce qui constitue la série de photographies la plus Dans la vue de Saint-Jean-de-Luz (ill. 1), il ne s’agit pas
d’un pont mais des quais qui bordent la Maison de l’Infante : l’ombre
dessine dans l’eau une étrange forme géométrique qui change un paysage du XVIIe
siècle en une image moderne dessinée par le soleil et l’œil du photographe. Ill. 1. J. Andrieu.
Saint-Jean-de-Luz. Coll. privée Roderic Martin. © B.N.F[21]. Le même point de vue se retrouve dans la vue du pont
d’Hendaye (ill. 2): deux structures de pierre liées à l’eau pour évoquer
sa vision du Pays Basque, la solidité de la construction humaine, l’histoire,
qui jaillit de l’eau, de l’océan qui l’a forgée. Les deux photographies, toutes
deux plaçant la construction humaine sur une ligne oblique identique, reflètent
la réalité tout en suggérant un symbole. Ill. 2. J. Andrieu. Pont
d’Hendaye. Coll. privée Roderic Martin. © B.N.F. Andrieu fait parler l’ombre et la lumière dans un langage
mathématique qui s’insère dans le paysage classique (Saint-Jean-de-Luz) ou
romantique comme ce pont de Bétharram à Pau (ill. 3), couvert de lierre et de
végétation, telles toutes ces représentations romantiques réunissant le végétal
et le minéral. Ill. 3 J. Andrieu :
Pont de Bétharram à Pau, coll. privée
Roderic Martin. © B.N.F. Andrieu
inverse le procédé photographique habituel :
la lumière ne révèle pas l’objet mais
l’objet révèle la lumière à travers
ce
reflet à peine perceptible au bas de l’image,
présent, non pas en tant que
reflet romantique si apprécié des peintres, mais
présent pour dessiner une
forme et révéler une lumière. Le pont, sujet de
l’image, laisse apparaître au
premier plan un immense cercle blanc, un œil vierge fait
d’eau et de lumière
par lequel la nature regarde la construction
de l’homme. Ce point de vue reflète le paysage tel qu’il apparaît et
Eugène Trutat fera, à peu près à la même époque, une photographie du même pont
avec exactement les mêmes caractéristiques et le même jeu de lumière. Les deux
grands photographes ont choisi exactement le même moment du jour pour révéler
ce cercle de lumière blanche sous le pont romantique, faisant de l’eau cet œil
de la nature qu’y voyait Thoreau dans Walden[22]. Ill. 4a J. Andrieu : Pont du Hourat, coll. Privée R. Martin, ©B.N.F.
Ill. 4b. J. Andrieu : Pont du Hourat, coll. Privée R.
Martin, ©B.N.F. Avec l’étrange photographie du Pont du Hourat, où la route
barre la forêt et la roche naturelle dans une ligne brisée accentuée par la
lumière, le photographe utilise la géométrie et la lumière pour montrer le lien entre les constructions
de l’homme et la nature. Tout est flou
dans cette photographie, sauf cette percée de lumière construite, qui divise la
nature en deux parties égales, comme l’image qui la représente. Le photographe
propose en fait deux visions du pont du Hourat, ce pont construit dans la
falaise sur la route qui conduit aux Eaux-Chaudes : l’une, classique,
situe l’œil du photographe sur la même ligne que le pont et montre celui-ci
totalement intégré à la montagne (ill. 4a). C’est l’angle de vision choisi par
tous les peintres et dessinateurs de l’époque ainsi que les photographes, tel
John Stewart qui, en 1852 déjà, réalise une photographie similaire[23].
Mais Andrieu, s’il regarde aussi les ouvrages d’art avec l’œil classique,
recherche l’originalité de la forme, l’angle de vision qui va faire de la
simple photographie une œuvre d’art moderne, de par l’utilisation qu’il fait
des lignes et des ombres qu’il voit dans le paysage. Ainsi, le Pont du Hourat
n’est plus vu depuis la route mais en plongée, (ill. 4 b) ; le photographe
fait de la géométrie une langue visuelle qui montre une montagne autre, où la
modernité écrit son histoire sur l’éternité géologique. A l’insertion de la
construction humaine dans la montagne suggérant la force stable, Andrieu oppose
une construction humaine qui déchire la montagne. Et pourtant, il s’agit du
même objet, du même pont, dans lequel il lit deux images. La ville historique de Pau lui permet aussi de reconstruire par l’image un univers urbain né de la nature. Une
première photographie (ill. 5) montre au premier plan une partie du pont dans
la lumière alors que la végétation dans l’ombre partage ce premier plan en deux parties égales, nature et culture
qui, ensemble, donnent naissance pour ainsi dire au château qui semble jaillir des arbres : ombre et lumière
géométriquement réunies semblent créer ensemble l’image du château.
Contrairement à une autre photographie (ill. 6 a) où l’image de Pau est
dévoilée en couches parallèles qui, des maisons au premier plan, conduisent au
château, de face, dans la lumière, dont les maisons semblent être le reflet (ce
qu’elles sont clairement dans la vue du château prise de Jurançon (ill. 6b) et
qui montre un premier plan végétal, puis la rivière et les maisons dont on voit
le reflet avant de les voir réellement et de voir enfin le château, dernier
élément de cette construction mêlant reflet et solidité architecturale),
celle-ci donne du château une vue directe, le faisant jaillir comme une flamme
du pont et des arbres réunis. Une deuxième vue prise sous un autre angle (ill. 6), avec
l’eau du Gave au premier plan, est partagée par un pont dans l’ombre, au-dessus
duquel se dressent les maisons et le château. Le soleil fait apparaître dans
l’eau, à travers les arches du pont, des taches de lumière blanche, sortes de
pointillés qui nous suggèrent de lire l’histoire de la ville racontée par le
pont dans la rivière. On pourrait les lire aussi comme des pas de géant, ceux
de l’homme qui avance, de l’eau originelle à la construction historique. Une autre vue du château, prise juste à
l’entrée du pont alors dans la lumière et
non pas dans l’ombre, révèle ses contreforts, comme autant de pyramides
de pierre et de lumière révélées par l’ombre des arches et de l’eau. Les
langues de terre qui partent des contreforts ne sont plus lues horizontalement
mais, par le jeu des reflets de la maison sur la gauche, deviennent une
construction verticale, mi-solide, mi-liquide, autre pyramide qui glorifie la
construction humaine. Le château est le point culminant de ce jeu de pyramides
révélées par le pont grâce auquel le
photographe a fait même de l’horizontalité une image verticale. Andrieu utilise
les formes architecturales unies à la nature (à l’eau et à la montagne) pour
raconter l’histoire de l’homme. Ill.
5. J.Andrieu : Pau. coll. privée R. Martin. © B.N.F. Ill. 6. J.Andrieu : Pau. coll. privée
R. Martin. © B.N.F. Ill.
6 a. J.Andrieu : Pau. coll. privée R. Martin. © B.N. F. Ill.
6 b. J.Andrieu : Pau. coll. privée R. Martin. © B.N. F. Un pont encore divise en deux la vue du Pont d’Ars aux
Eaux-Bonnes (ill. 7), photographie très picturale où un camaïeu de gris donne à
l’image cet aspect de tableau peint. La large bande blanche de l’eau vive
conduit vers la ligne du pont qui divise l’image pour montrer cette
construction de pierre, cette route qui s’avance dans la montagne en enserrant
la rivière dans ses lignes : le monde naturel de l’eau et le monde humain
(la maison sur la gauche) sont réunis dans cette architecture de pierre qui
transforme le paysage de la montagne et oppose à la fluidité de l’eau et au
flou mouvant de l’écume la solidité de la pierre et la ligne droite de la
route.
Ill. 7. J. Andrieu : Pont d’Ars. coll. privée Roderic Martin. © B.N.F. Les lignes des compositions architecturales aident à la
composition d’une image qui raconte l’insertion de l’homme dans le monde
naturel de la montagne à travers la route et le pont. La nature n’est pas
domestiquée : l’eau libre court au premier plan et éclaire toute l’image.
Mais l’homme prolonge ses lignes naturelles et
le pont jaillit des berges de la rivière comme la route tracée dans le
flanc de la montagne, une route qui creuse la montagne en épousant ses
formes. Le Pont Napoléon (ill. 8), lui, barre la montagne tout en
surgissant de sa roche et en la révélant dans son arche gigantesque, comme un
œil géant dessiné par l’homme dans le
paysage. Ill.
8.
J. Andrieu : Pont Napoléon. coll.
privée Roderic Martin. © B.N.F. Jean Andrieu traque les ponts et son voyage devient un véritable reportage sur les constructions
humaines qui transforment la nature mais deviennent aussi le symbole de la
relation de l’homme au paysage. Il ne s’agit plus de fusion romantique mais au
contraire d’une réflexion objective sur la construction humaine. Le Pont
Napoléon pris en contre-plongée domine l’image et rend compte de cette vision
qui place la construction humaine au premier plan. Andrieu photographie ce
qu’il voit mais la composition de ses photographies met en valeur la grandeur
des constructions humaines tout en vidant pourtant paradoxalement l’espace
photographié de toute présence humaine.
Il choisit de photographier des Pyrénées revues par le regard
humain : les rues des villages, les maisons, les chapelles, les ponts et
les routes. Ill. 9 : « Pont d’Espagne», coll.
privée Roderic Martin. © B.N.F. Ill. 10 : « Gouffre de Cerizet », coll. privée Roderic Martin. © B.N.F. C’est une montagne sauvage dans laquelle le pont s’intègre
totalement (ill. 9 et 10), que photographie Jean Andrieu, retrouvant dans sa
photo les images romantiques des peintres et graveurs du XIXème siècle, telle
la vue du pont d’Espagne de Thomas Allom. Andrieu, photographe célèbre, auteur de 4000 clichés, tous
connus, est aussi énigmatique qu’un personnage de roman. Personne ne connaît
rien des premières années de sa vie et personne ne connaît rien de ses
dernières années. Le Dictionnaire mondial
de la photographie n’indique pas la date de sa mort et ne peut signaler que la date où « son
nom disparaît de l’Almanach du Commerce en 1876 ». Andrieu ne semble
exister que par ses photographies, que par son regard. Et Russell le mentionne,
lui, avec la fierté de celui qui se fait photographier par un grand
artiste ; il le cite comme pour fixer son image absente, comme pour graver
sur la page le témoignage de cette rencontre. Russell. Andrieu. Verne. Une
chaîne, une cordée invisible et mystérieuse. Une seule phrase et tout Andrieu
est résumé là : Andrieu photographe célèbre, Andrieu, qui parcourt les
montagnes pour en fixer l’image, Andrieu qui propose ses photographies à
l’auteur de fiction le plus célèbre, Jules Verne, pour l’illustrer, à ceci
près que ce n’est pas lui qu’il
illustrera, mais son frère, et ce n’est pas une photographie mais une gravure
la reproduisant qui illustrera le récit. Et pourtant, Yon, l’illustrateur de
Verne n’est pas mentionné, lui. Car la rencontre, c’est avec Andrieu qu’elle a
eu lieu et c’est par Andrieu qu’il rencontrera Verne indirectement. Yon, le peintre
de paysages Né en
1836, deux ans après Russell, Edmond Charles Joseph Yon est un peintre
paysagiste connu. Il aime les paysages calmes et bucoliques, les rivières, et
on le rapproche parfois de Corot et de Millet. Bords de fleuves, scènes
rurales, prairies, arbres et eau, Yon
peint des paysages doux et colorés où le vert et le bleu dominent. Il
est très loin du sublime terrifiant de la haute montagne, de la glace et des
rochers. Il est aussi graveur sur cuivre et sur bois et a fait des gravures sur
bois pour de grands auteurs, comme Victor Hugo. C’est lui que choisit Paul
Verne pour illustrer son récit de douze gravures sur bois édité par Jules Verne
parmi d’autres. Yon travaille d’après des photographies et ces photographies
sont celles d’Andrieu. Les dessins faits d’après lithographies sont chose assez
courante. Les gravures qui illustrent certains magazines sont parfois faites
d’après des photographies. C’est donc tout naturellement que Paul Verne
demandera à Yon d’illustrer sa
« quarantième ascension française du Mont-Blanc », avec des
photographies prises sur les lieux. Et c’est ainsi que la photographie prise
par Andrieu de la cordée dans laquelle se trouvait Russell sur le Glacier des
Bossons entre dans l’œuvre de Jules Verne, par le biais du récit de son frère
(puisque ce récit est toujours mentionné dans la liste des œuvres de Jules
Verne, au milieu de ses romans). Deux de ces illustrations font apparaître un
personnage qui ressemble à Russell : celle où celui-ci est assis,
méditatif devant la cabane des Grands-Mulets (voir Pyrénées n°210, 119) et celle où la cordée pose ostensiblement,
comme le leur a demandé le photographe, d’après le texte de Russell. Celui-ci
est probablement le premier personnage de la cordée, reconnaissable qu’il est à
sa taille, et à d’autres détails, plus visibles sur la photographie
stéréoscopique trouvée récemment par Roderic Martin : « Caravane
descendant le Mont-Blanc » (ill. c). Si le personnage au premier plan n’est pas reconnaissable
comme étant le Comte Russell sur la gravure de Yon et sur la photographie qui
lui a servi de modèle (ill. a et b),
cela est dû à plusieurs raisons : la position de l’homme au premier plan,
penché en arrière, ne permet pas de voir clairement sa taille ; la
photographie comporte un défaut précisément sur le visage du personnage et sur
la gravure, le visage est laissé en blanc. Et surtout, le fait que Yon était un
peintre paysagiste et pas un spécialiste de portraits et de personnages peut
expliquer l’imprécision de la représentation des personnages de la cordée.
Nombreuses sont les gravures du XIXe siècle représentant des paysages et
notamment des paysages de montagne, dans lesquelles les personnages étaient
dessinés par d’autres artistes, spécialistes, quant à eux, des représentations
de personnages en miniature (d’où parfois les mêmes silhouettes qui
apparaissent sur des gravures différentes, dans les gravures pyrénéennes de
Marianne Colston par exemple). Yon, s’il a réalisé l’ensemble de la gravure
(paysage et personnages) à partir de la photographie, a surtout donné de
l’importance au paysage, sa spécialité, et a dessiné la cordée, en cherchant
simplement à être au plus près de la réalité montagnarde, pour représenter une cordée. La ressemblance avec les
personnages d’origine était d’autant moins nécessaire (et était même d’autant plus
à éviter) qu’il illustrait l’ascension d’une autre cordée. Le visage du personnage au premier plan n’est pas
visible, il est même laissé en blanc car il doit simplement évoquer le visage
de l’un de ceux dont on raconte l’ascension et qui n’est pas sur la
photographie d’origine (prise quatre ans avant l’ascension décrite dans ce
texte). Dans la photo récemment trouvée par Roderic Martin, le
personnage qui figure au premier plan, par sa position droite, son attitude
élégante et altière, son long cou et le petit bouc[24]
que l’on peut observer, semble pouvoir être identifié comme étant le Comte
Henry Russell. Or il est vêtu comme le
personnage qui se trouve au premier plan de la photographie publiée par Madame
Dollin du Fresnel dans son ouvrage. Si ce n’est pas cette photographie qui a
été choisie pour être reproduite dans le récit de Paul Verne afin d’illustrer
sa propre ascension, c’est peut-être précisément parce que le Comte Russell y
était trop reconnaissable et que l’on aurait pu, si Yon avait reproduit le
personnage de façon précise, reconnaître qu’il ne s’agissait pas de cette
« Quarantième ascension française » dont il était question. De plus,
la position plus « active » du personnage tenant son bâton en
position de ramasse, pouvait aussi mieux correspondre à un récit de montagne.
Certes, dans les deux cas, les personnages posent, mais dans la photographie
utilisée pour la gravure (ill. b), la corde légèrement visible (et dont la
visibilité est nettement accentuée dans la gravure pour insister sur l’image de
la cordée), le contact du bâton avec la neige s’adaptent sans doute davantage à
la symbolique de la montagne des alpinistes. Paul Verne, le
frère montagnard Paul
Verne, c’est l’auteur discret, dans l’ombre de son frère mais littérairement
inséparable de lui, puisque c’est dans la liste des romans de Jules Verne que
se situe discrètement, comme une île de réalité au cœur de la fiction, La Quarantième ascension française du Mont-Blanc.
Le récit est publié en 1871 dans le Magasin
d’éducation et de récréation, soit quatre ans après la rencontre sur le
Glacier des Bossons. Le récit est réédité en 1874, à la suite du Docteur Ox, c’est-à-dire au milieu de textes romanesques, au cœur des Voyages extraordinaires. L’éditeur
Hetzel avait écrit dans l’Avertissement de l’ouvrage : « Nous avons
cru bon de mettre en regard des Voyages extraordinaires de Jules Verne la
narration de cette excursion faite par son frère dans des circonstances véritablement
difficiles, et qui placent Monsieur Paul Verne au premier rang de nos
ascensionnistes français dans les Alpes ». Paul Verne s’insère donc dans les voyages imaginaires de son
frère, comme le voyageur réel, mais qui lui aussi va insérer un faux indice
dans cette réalité-là, une réalité
empruntée ailleurs, qui place le montagnard Russell dans le récit
d’ascension du montagnard Paul Verne, lui-même placé dans les récits
imaginaires de Jules Verne. Jules
Verne, co-directeur de ce numéro du Magasin
d’éducation et de récréation, avait entre ses mains la photographie
d’Andrieu, l’image de Russell sur un glacier des Alpes. Jules Verne, le
joueur malicieux Jules
Verne, dernier membre de cette cordée étrange, est au cœur de cette histoire
centrée sur une image et pourtant, il n’y joue aucun rôle apparemment, en tout
cas aucun rôle volontaire. Il n’a pas fait l’ascension, il n’a pas écrit le récit
que l’image illustre mais il l’entoure, comme un frère entoure son frère, de la
chaleur de son écriture. Sa fiction donne à l’écrit réel de Paul une
dimension différente ; elle insère
l’œuvre du frère dans son œuvre à lui, comme si les deux frères ne faisaient
qu’un dans ce jeu littéraire et éditorial ; comme Paul, en choisissant les
photographies d’Andrieu pour illustrer son propre récit, superposait les
ascensions, comme si tous les montagnards ne faisaient qu’un. Ce système de superpositions et d‘emboîtages
ressemble à la technique de Jules Verne, grand lecteur, qui créait ses
personnages à partir des personnages réels qu’il rencontrait dans ses lectures.
Comme il cite dans Michel Strogoff
plusieurs récits de voyages, dont celui de Russell, il crée Philéas Fogg à
partir de plusieurs voyageurs, dont Russell. Alors, si c’est encore Russell qui
s’insère dans le récit de Paul Verne, petite silhouette discrète et à peine
reconnaissable et si reconnaissable pourtant, c’est peut-être parce que les
deux frères jouent leurs voyages et
utilisent leurs propres explorations réelles, leurs explorations
livresques et les explorations des voyageurs qu’ils admirent. Jules Verne, le
joueur de mots, le joueur d’espace, a aussi joué avec l’espace des autres et
Russell en est la minuscule image insérée dans une cordée, en noir et blanc sur
un glacier alpin, regard d’un photographe à la fois mystérieux et célèbre qui
allait ainsi fournir au romancier le plus célèbre des mystères du monde un
indice caché, relayé en cela par le comte Russell qui, par une phrase sèche et
factuelle, très différente de son style lyrique habituel, allait mettre tous
ses lecteurs sur la piste d’une image
mystérieuse. Les Pyrénées, en doublure lumière La
doublure lumière, c’est l’acteur invisible qui tourne les scènes que l’acteur
principal ne peut pas tourner. On ne le voit jamais. Il est quelqu’un d’autre
et pourtant il est là. Comme ces Pyrénées étrangement présentes dans des
comptes rendus de courses dans les Alpes à travers la seule présence du Comte
Russell qui a choisi de placer ces trois comptes rendus après tous ceux qui
peignaient sa passion des Pyrénées ; un peu comme la Quarantième Ascension française du Mont-Blanc de Paul Verne est
placée dans un recueil de nouvelles de Jules Verne. Une même course qui se
cache ainsi sous deux plumes aussi différentes que celles de Henry Russell et
de Paul Verne avec l’allusion au cliché
d’Andrieu ou sa reproduction (images
cachées à chaque fois). ********************************************************************************************************** REMERCIEMENTS Je remercie tout particulièrement Roderic
Martin et Eric Amouraben, mes conseillers techniques et documentalistes
qui, grâce à leur patience, à leur
passion et à leur compétence, ont pu
retrouver de nombreux documents. Merci à eux en particulier d’avoir publié une
première version de cet article sur le site Imag-in-Pyrenees
(ww.imag-in-pyrenees.com). Je remercie en particulier Roderic Martin pour l’ampleur de ses
recherches, sa patience et les documents photographiques qu’il m’a fournis. Pour
les renseignements fournis sur Jules Verne : Toute
notre gratitude va à Marie-Claire Guérinot et au Centre de Documentation Jules
Verne à Amiens, ainsi qu’à Monsieur Piero Gondolo Della Riva, grand spécialiste
de Jules Verne ; Sur
Andrieu : Nous
remercions Madame Catherine Leclerc, bibliothécaire adjointe du Service
Recherche du Musée National de la Marine pour les renseignements qu’elle
nous a fournis et Monsieur François
Boisjoly, expert, qui nous a fourni de précieux renseignements ; Sur les
photographies stéréoscopiques : Monsieur
J.-M. Voignier, expert collectionneur de photographies stéréoscopiques ; ….et
merci bien sûr à Jean Andrieu, Henry Russell, Yon, Paul et Jules Verne. Lorsque
cet article a été écrit, pendant l’été 2007, la photographie de Russell sur le
glacier des Bossons qui avait servi de modèle à la gravure de Yon n’avait pas
encore été dévoilée. Depuis, Madame Monique Dollin du Fresnel l’a
révélée dans son ouvrage Henry Russell
(1834-1909), Une Vie pour les Pyrénées (Bordeaux: ed. Sud-Ouest, 2009),
publié à l’occasion du centenaire de la mort de son arrière-grand-oncle, le
comte Henri Russell-Killough. Bibliographie et RESSOURCES
Electroniques Sources primaires RUSSELL, Henry. Souvenirs d’un montagnard, Pau : Vignancour, 1878. Sources secondaires BESSON, Françoise. « Jean
Andrieu et Henry Russell sur le glacier des Bossons : l’image mystérieuse
d’une cordée en noir et blanc », in Les
Cahiers de Terra Beata », 2008, 42-55. —. « Russell inspirateur de Jules
Verne », Pyrénées-Bulletin pyrénéen
n° 210, 2-2002, 17-37. —. « Philéas
Fogg était-il le seigneur du Vignemale ?”,
La Plume d’oie, n° 40, 4ème
trimestre 1994, 43-53. BREUILLE, J.P., M. Guillemot, P. Chiesa. Dictionnaire mondial de la photographie des origines à nos jours, Paris : Larousse, 1994. Dollin du Fresnel, Monique. Henry Russell (1834-1909), Une Vie pour les
Pyrénées, Bordeaux: ed. Sud-Ouest, 2009. Ferbos, Henry. « Henry Russell (1834-1909) », in La Montagne et Alpinisme, N° 138, 1984, 80e année, 528-529 FOGG, William Perry. Round the World, Letters
from Japan, China, India and Egypt, [1872], General Books, 2010. Gondolo della Riva, Piero. « Un « Tour du monde » qui a conquis la planète », in Géo hors-série Jules Verne, 2003, 82-87. Hervas Leon, Miguel, « La serie de vistas estereoscôpicas de espana de J. Andrieu y un paseo por el Madrid de 1867 », Archivo español de arte, 2005, vol. 78, n° 312, 381-396. .Luxenberg,
Alisa. « Creating Désastres :
Andrieu’s Photographs of Urban Ruins in the Paris of 1871 », The Art Bulletin, vol. 80, n° 1, Mars
1998, College Art Association, 113-137. Martin, Roderic et Eric Amouraben. Le Comte Henry Russell-Killough – (1834-1909) « Aux origines d’un mythe », Editions du Patou, 2006. Martin, Roderic. Le Secret du Brave Lourmel, « 20 000 lieues sur les mers », Les éditions de l’Albatros, à compte d’auteur, 2008. Martinez Cobo, Charles. « Jules Verne dans les Pyrénées », Pyrénées n° 224-4-2005, 389-393. Pellerin, Denis. La Photographie stéréoscopique en France sous le Second Empire, Paris : Bibliothèque Nationale, 1995. Puyo, Jean-Yves, Jean-Pierre Forgerit, Virginia Espia, Hélène Saule-Sorbé, Pyrénées voyages photographiques, Pau : Editions du Pin à crochets, 1998. VERNE, Jules. Michel Strogoff [1876], Paris : Le Livre de Poche, 1974. —. Le Tour du monde en quatre-vingts jours [1873], Paris : Le Livre de Poche, 1976. —. Le Docteur Ox [1874], Gloucester : Dodo Press, 2008. Verne, Paul. Quarantième ascension française au Mont-Blanc, in Jean Macé, P.-J. Stahl et Jules Verne (ed.). Magasin d’éducation et de récréation, Journal de toute la Famille, Paris : Bibliothèque d’éducation et de récréation, 1871. Wiebe, Rudy. A Discovery of Strangers, (1994), Toronto: Vintage Books, 1995. Ressources électroniques |